2 - La Méridéenne

Ce qui surprenait, c'était la hauteur du bruit. Le nombre de décibels, quoi. Sans doute amplifié par la réverbération sur la façade du grand bâtiment au pied de la plage, le bruit des rouleaux brisant sur le sable avait des accents de tonnerres. Quelques fois même, d'explosions ! La courbe du bord de mer faisait que les rouleaux brisaient en cascades, de la droite vers la gauche, et la succession des bruits ressemblait parfois au passage d'un train, ou à celui d'un hélicoptère, en encore plus classiquement à un cheval au galop. Pourtant, ça n'était que la Méditerranée, une pauvre mer sans marée ! Bizarre comme les idées reçues pouvaient subitement se révéler idiotes !

Rico resta longtemps accoudé au balcon de la chambre d'hôtel à observer ce spectacle étonnant. L'eau, après s'être étalée sur le sable, revenait vers la mer et croisait alors la vague déferlante. Ces courants opposés constituaient une image qui donnait le tournis car l'œil n'avait plus de repère de point fixe.

La Méditerranée, Rico la connaissait. Il savait de quoi elle était capable sous ses dehors de grande bleue pour touristes. N'avait-il pas, au cours d'une tempête mémorable, perdu son bateau au large de la Corse il y a quelques jours ? Depuis, la Marie-Thérèse y gisait par 3000 mètres de fond d'après ses estimations, avec sa cargaison, l'étrave plantée entre deux rochers. Il le sait, il y est allé voir !

Le cargo Neptune qui le repêcha malgré lui, n'aurait jamais dû se trouver dans les parages. Il s'était dérouté sur ordre de son armateur et avait dû, lui aussi, essuyer la tempête ! Pourtant Rico n'avait pas besoin d'assistance. Mais il s'était néanmoins laissé haler sur le pont par les hommes du cargo qui s'étonnèrent de ne pas le trouver en état d'hypothermie.

Mais comment auraient-ils pu savoir ?

Rico avait rendez-vous à l'hôtel de la plage de Cavalière. Mais Jean n'y était pas. Du moins, pas encore. Pourtant, Rico ne pouvait s'empêcher de trouver cette absence anormale. La chambre 117 était vide et ce retard ne ressemblait pas à Jean. Cet homme, à qui il devait tant aujourd'hui, était un frère, un frère de sang, ... de sang bleu !

Rico décida d'attendre encore jusqu'au lendemain. Après, il conclurait sûrement qu'il y avait du grave dans l'air. Ou dans l'eau ! La réception de l'hôtel n'avait aucun message à lui transmettre. Aurait-il décidé d'arriver par la mer ? Probablement. Dans le cas contraire, il n'aurait pas manqué de donner signe de vie. Mais par la mer, c'était une autre histoire ...

La nuit tombait. L'horizon, en partie barré par l'île du Levant, voyait s'allumer ça et là quelques lumières. Puis le balayage régulier du phare du Titan devint visible. Les yeux de Rico fouillaient maintenant toute la mer, cherchant à y pénétrer en profondeur. Mais par ce temps bouché et cette nuit sans lune, il n'y avait que du noir, rien que du noir. Plusieurs fois, il avait cru apercevoir le halo bleu. Mais ce n'étaient que des impressions fugaces trop fortement suggérées.

L'hôtel, bien que quasiment vide en cette saison, maintenait tout de même allumés plusieurs éclairages de bord de plage dont deux puissants projecteurs qui permettaient de voir arriver les barres de la houle avant qu'elles ne s'écrasent sur le sable. Rico pensa qu'ainsi, les rares touristes en avaient pour leur argent. Justement, à quelques balcons sur sa gauche, il aperçu un couple accoudé, en contemplation devant ce spectacle nocturne d'une mer déchaînée. Etaient-ce des Allemands, des Hollandais, des Italiens, des Français ? Le bruit de la mer en furie ne permettait pas d'entendre les conversations. Il reprit ses observations.

Plus le temps passait, moins Rico ne parvenait à s'arracher du balcon pour y scruter la mer. Et tout à coup, il le vit. Là, sur la droite, le halo bleu ! Plus de doute, c'était bien Jean qui s'approchait. Ainsi, il avait décidé d'arriver par la mer.

Il émergea juste devant le gros projecteur, comme une apparition surnaturelle, comme dans un fondu vidéo. Dans ces circonstances exceptionnelles, Rico éprouvait à chaque fois le besoin de vérifier ce dont il était pourtant sûr maintenant : personne ne remarquait quoi que ce soit ! Un coup d'œil à gauche sur le couple de touristes au balcon le lui confirma une fois de plus. Ceux-ci ne voyaient rien d'autre que les vagues qui déferlaient sur le sable. A cette heure avancée de la soirée, la réception de l'hôtel était fermée. Aussi, Rico descendit par la sortie de secours pour rencontrer Jean. Il le trouva assis à la terrasse de plage désertée. Ils s'étreignirent comme deux frères ...

C'était la première fois que Jean faisait ce reproche à Rico qui s'étonnait qu'il fût venu par la mer :
-- Tu ne devrais pas te complaire dans ta vie de terrien ! Nos facultés sont précieuses et doivent être régulièrement mises à l'épreuve. Depuis quand n'es-tu pas descendu à La Méridéenne ?
Rico lui avoua qu'il n'avait pas vu les frères depuis trois mois, ce qui sembla contrarier fortement Jean.
-- Je sais bien que tu as eu une révélation tardive, mais tu devrais faire l'effort ...

Le front de Rico s'assombrit bientôt car précisément, c'est d'efforts et des frères dont il avait à parler avec Jean. Et de la Marie-Thérèse ...

* * * * * * * * * *

 Ce que tu me demandes là mérite réflexion. Engager les frères dans cette aventure n'est pas neutre. Ils devront, tout comme moi d'ailleurs, avoir l'assurance qu'ils n'enfreignent pas le Dogme. Tu sais ce qu'il en coûte ? Faut-il te rappeler ce qu'il est advenu de mon bateau le Capri ?
Rico n'aimait pas ce rappel à un souvenir cruel où il avait bien cru perdre le contact à jamais.
-- Maintenant, je sais gérer la situation noire, dit-il
-- Certes, mais cela n'exclut en rien le respect du Dogme. Qu'y a t-il vraiment dans les caisses de la Marie-Thérèse ? de la nacre, comme tu le dis ?
-- Si tu ne me crois pas, alors n'en parlons plus. Et je regrette de t'avoir dérangé.
-- Allons, ne te fâche pas. Je te propose d'y aller en reconnaissance demain matin. Ca te fera un bon entraînement, sacré terrien va !
-- Mais c'est très loin, dit Rico. C'est au sud de la Corse. Il m’a fallu beaucoup de temps pour en revenir.
-- Mais ma parole, tu doutes toujours ! Ne serais-tu pas vraiment révélé ? Allons, tu n'auras qu’à me suivre, si tu me donnes les coordonnées, évidemment.

* * * * * * * * * *

Jean nageait toujours à quatre ou cinq mètres sous la surface. Cela permettait d'éviter nombre de quilles de bateaux et de bénéficier de la lumière naturelle, même si la vision directe lui était inutile. Rico, dans son sillage, s'étonnait de pouvoir suivre aussi facilement, surtout à cette vitesse. Car elle était importante. Au moins autant que celle d'un requin ayant pris peur ! Mais n'avaient-ils pas les mêmes facultés ? A propos de requins, ils venaient de croiser plusieurs requins marteaux, ce qui avait fait ricaner Jean. Rico l'avait bien détecté ainsi ! Leur système de transmission sous l'eau, dont aucun terrien n'aurait pu dire s'il était radio, ultra court, infra rouge ou autre, était d'une redoutable efficacité et Rico s'était souvent demandé s'il n'allait pas jusqu'à communiquer ses pensées. Les requins marteaux étaient à l'origine du chavirage du Capri ! Cela, Rico n'était pas prêt de l'oublier. Jean non plus.

D'instinct, les deux hommes savent qu'ils sont dans la bonne direction et où ils se situent exactement. Bien loin du compte, le terrien aurait sûrement assimilé cela à une navigation GPS ! Mais là, il y avait la 3ème dimension, la profondeur !

Ils nagent depuis près de 5 heures et Rico ne ressent pas de fatigue particulière. Il éprouve le besoin d'en faire part à Jean qui aussitôt se moque en le traitant de "mal révélé".

Mais leurs sens sont bientôt en éveil car ils approchent du lieu fatidique. Jean amorce la descente vers les profondeurs. Déjà, la lumière naturelle ne perce plus. Qu'à cela ne tienne puisqu'ils y voient comme en plein jour. Là encore, un terrien aurait sûrement expliquer le phénomène par la vision infra rouge. Jean et Rico ne s'en souciaient guère. Bientôt, le fond sous marin devient visible. Jean dit à Rico qu'il s'est trompé dans son estimation. D'après lui, la profondeur est de 3500 mètres.

La Marie-Thérèse n'a pas bougé, toujours plantée verticalement entre deux rochers. Mais à quelques encablures, une masse sombre, énorme se distingue. Ils s'y dirigent précautionneusement. Jean ne sait pas encore qu'il s'agit du cargo Neptune.
Rico, lui, ne sait que cela !

Le médecin du cargo qui avait recueilli Rico voulu l'ausculter. Par précaution, disait-il. Rico se prêta de mauvaise grâce à ses palpations. Non qu'il redoutait qu'on puisse percer son secret, car il avait l'assurance qu'il était indétectable, mais tout simplement parce qu'il n'aimait pas ça. Il en profita pour lier conversation. Lorsqu'il demanda ce que transportait le cargo, il cru déceler qu'il s'agissait là d'un sujet tabou. Bien trop curieux, lui dit le pseudo médecin en riant, mais c'est un défaut qui ne provient pas de votre séjour prolongé dans l'eau et de votre statut de naufragé. Bon pour le service !

Le commandant du cargo voulu le rencontrer et lui posa les questions d'usage. D'où venait-il, où allait-il, que transportait-il. Rico en profita pour lui retourner la question quant à la nature de la cargaison du cargo. Du blé, s'entendit-il répondre. Mais sans qu'il pu dire pourquoi, il su à cet instant que c'était faux : Le cargo ne transportait pas de blé ! Mais après tout, qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire qu'il transportât de l'uranium ou n'importe quoi d'autre ?

C'était bien mal connaître Rico qui, après le naufrage de la Marie-Thérèse, avait déjà détecté quelque chose d'étrange à la surface, ce qui l'incita à se laisser repêcher volontairement par le cargo.

Les questions aux hommes de quart et aux hommes d'équipage ne donnèrent pas plus de résultat. L'impossibilité d'accéder aux cales du bateaux gardées comme une forteresse acheva de conforter Rico dans sa certitude : il y avait du louche sur ce cargo et il en aurait le cœur net !

Le meilleur moyen pour réussir à pénétrer dans les cales serait qu'il puisse entrer en situation blanche, l'état par lequel il devient invisible aux autres. Pour cela, il lui faut de l'eau et un éclairage de projecteur. Pour l'éclairage, c'est bon. La porte d'accès, équipée d'une serrure à carte magnétique, est justement flashée par un spot lumineux. Mais pour l'eau, comment pourrait-il faire ? La solution est pourtant là, à portée de main. Et Rico jubile car il l'a trouvée. Elle réside dans le système de protection d'incendie qu'il suffit de déclencher pour que l'arrosage de plafond se mette en branle !

Voilà, c'est fait. Il pleut, Rico est trempé et il attend maintenant que quelqu'un ouvre la porte.

Celle-ci va s'ouvrir, Rico pénétrera et découvrira le contenu de la cale. Ensuite, il estimera n'avoir qu'une seule solution : faire couler le cargo ! Corps et biens !

La masse sombre se précise. Immense. C'est un cargo couché sur le flanc. Rico sait qu'il va jouer gros, très gros même. Il s'agrippe au bras de Jean et lui dit :
-- Promets-moi que dans ce qui va suivre, tu te donneras le temps de la réflexion pour juger et me questionner. Promets le moi ...
Jean est stupéfait, interloqué, incrédule :
-- Comment, tu connais cette épave ? Tu savais qu'elle était la ?
-- Promets-moi ! insiste Rico.
-- Je te promets ..., balbutie Jean.
-- Pour l'instant, contente-toi de me suivre et observe, dit Rico.

Par chance, presque toutes les portes sont bloquées ouvertes. Se repérer à l'intérieur n'est pas chose aisée puisque le bateau est couché. Les planchers deviennent murs et inversement. Les escaliers de coursives paraissent incongrus dans la position qu'ils occupent. Lorsqu'ils débouchent dans la cale inférieure, c'est un spectacle dantesque qui s'offre à eux. Avec en plus, l'effet de surprise pour Jean. Des centaines et des centaines, des milliers de lingots d'or flamboient, amoncelés en vrac, sortis de leur caisse. Un spectacle à couper le souffle s'ils étaient sur terre !

Jean est comme prostré. Il ne dit rien. Il s'avance néanmoins pour palper un lingot. Il le retourne dans tous les sens, le caresse, puis passe à un autre. Il en frotte un contre l'angle aiguisé d'une cornière pour vérifier la matière. Mais c'est bien de l'or !

Rico se demande ce qui va se passer maintenant. Si le respect du Dogme en a pris un sérieux coup, La Méridéenne pourrait perdurer, avec tout cet or. Car c'est bien pour sauver La Méridéenne qu'il n'a pas hésité un instant à faire couler le cargo.
-- J'ai besoin d'être sur terre pour parler de tout cela, dit Jean. Le voyage me donnera le temps de la réflexion.

Rico croit déjà déceler dans la dernière phase le ton de la réprobation. Pour le retour, c'est lui qui ouvre le sillage. Les deux hommes n'échangent pas un mot. La nuit s'apprête à tomber lorsqu'ils sont en vue de la plage de Cavalière.

La chambre 117 laisse entrer deux créatures ruisselantes ...

Rico aime à se souvenir de la première fois que Jean lui a parlé de La Méridéenne :

"Nul ne sait à quelle époque est apparue La Méridéenne. Elle est située quelque part en Méditerranée à une profondeur insondable, au fond d'une faille inconnue des terriens. Ses habitants, mi-terriens mi-poissons, sont libres de choisir la vie qu'ils souhaitent. Mais peu choisissent la vie de terrien de façon durable comme Jean ou Rico. Parce qu'ils ont plus de contraintes que les autres.

Le méridéen terrien doit avoir un contact quotidien avec la mer. S'il n'a pas lieu, son organisme le lui réclame toute affaire cessante. En cas de réelle impossibilité de gagner la mer, il meurt d'embolie pulmonaire. En effet, outre le fait que la filtration cutanée a besoin de fonctionner régulièrement, il doit absorber des micros-éléments de type plancton, phytoplancton ou zooplancton.

Mais ils ont tous une autre contrainte majeure : ils doivent entreprendre au cours de leur vie une œuvre d'importance au bénéfice de La Méridéenne. Pour qu'elle survive ! Ils ne peuvent se reproduire sur terre et leur reproduction ovipare est régulée pour que le nombre d'individus reste stable. Jean pense que la particularité de La Méridéenne réside dans le lieu où s’effectuent les naissances. Ce lieu n’est pas accessible aux méridéens mâles. Ils n'ont ni père ni mère identifiés. En revanche, ils sont tous "frère". Ils vivent dans le respect du Dogme qui veut qu'aucun mal ne peut être fait à un être vivant, animal ou humain. Mais les conflits proviennent de l'appréciation de ce que peut être le mal. La Méridéenne est sous l'autorité d'un Grand Sage.

Pour les méridéens, seul l'or est éternel. Mais pour eux, ce n’est pas une valeur commerciale, c’est le matériau qui constitue leur berceau, leur lieu de vie, La Méridéenne. Un exceptionnel filon d'or sous marin, qu'ils croyaient inépuisable, a permis jusqu'ici le remplacement progressif d'une partie des structures originelles (que les ancêtres pensaient indestructibles). Si aujourd’hui, une grande partie de La Méridéenne est rénovée, il est vital que le reste puisse être achevé ! Or, le Grand Sage venait de faire la révélation à tous : Le filon d'or n'est pas inépuisable, La Méridéenne est en danger !"

Rico, le "révélé tardif", avait alors compris beaucoup de chose. Outre une attirance naturelle vers la mer qu'il trouvait excessive, il avait notamment l'explication d'une question qui le taraudait depuis longtemps : pourquoi n'avait-il jamais éprouvé la moindre attirance pour une fille ? A son âge, il était temps maintenant qu'il se reproduise et qu'il entreprenne, lui aussi, sa grande œuvre pour La Méridéenne. D'abord rencontrer les frères, avait dit Jean, ensuite le Grand Sage.

Sa rencontre avec La Méridéenne, en compagnie de Jean, fut un grand choc. Parce que chaque découverte lui extirpait des impressions et des sentiments enfouis en lui. Jean lui expliqua que cela était normal puisqu'il était issu de La Méridéenne. Il avait juste, pour une raison indéterminée, perdu le contact très tôt. Se reproduire, le Grand Sage dit qu'il n'en était pas question pour l'instant, l'effectif étant largement excédentaire. En revanche, si Rico pouvait présenter son projet d'œuvre en faveur de La Méridéenne, il serait attentivement examiné par le Conseil. Rico promit d'y réfléchir ...

* * * * * * * * * *

Jean, allongé sur le lit de la chambre 117, resta encore un long moment sans proférer une parole. A coup sûr, il réfléchissait sur la manière d'engager l'interrogatoire. Rico était très respectueux envers Jean qui l'avait initié et guidé après sa révélation tardive. Et puis Rico était sûr d'une chose : un jour, Jean deviendrait Le Grand Sage.
-- Et la Marie-Thérèse dans tout ça ? commença Jean.
-- Tu as bien compris que son sort ne pèse rien par rapport à l'affaire du cargo. Mais je confirme qu'elle était bien chargée de nacre.
-- Bon, alors allons-y. Commence par me dire ce qu'il est advenu de l'équipage du cargo.
Là était bien le vrai problème, celui que la conscience de Rico avait du mal à digérer.
-- Et bien, profitant que j'étais en situation blanche, j'ai neutralisé tout le monde, un après l'autre.
-- Qu'entends-tu par "neutralisé" ?
-- Hé là, tu n'imagines tout de même pas que j'ai trucidé tout le monde ! J'ai utilisé notre différence de potentiel pour les électriser. Ils n'étaient donc qu'endormis.
-- Certes, mais après que le cargo eut coulé, ils se sont noyés, puis ont été dévorés par les poissons !
-- C'est possible, concéda la mauvaise foi de Rico.
-- Comment, c'est possible, mais tu savais bien quel sort allait leur être réservé !
-- Je ne les ai pas tué ! je les ai endormis. Ils ont eu leur chance. Ce convoi d'or était clandestin ! J'ai fait cela pour sauver La Méridéenne !

Jean laissa le silence s'installer. Silence relatif car la mer, au pied de l'hôtel, faisait un barouf d'enfer. Jean pesait les arguments de Rico. Il lui semblait clair que la situation était contraire au Dogme. Quoi que ... Avait-il fait le mal ? Le Dogme n'avait pas prévu qu'un jour La Méridéenne serait menacée et qu'il faudrait trouver des solutions. Oui mais, le Dogme, c'est le Dogme, et La Méridéenne n'est peut-être pas vouée à être éternelle. Pourtant, une telle quantité d'or permettrait largement d'achever le remplacement des structures originelles ...
-- Comment as-tu fait pour couler le bateau ? relança Jean.
-- A partir du moment où tout le monde était neutralisé, c'était un jeu d'enfant que de commander l'ouverture de la porte arrière. L'eau s'est engouffrée et il a coulé en 10 mn.
-- Vois-tu, dit Jean, le sort réservé à l'équipage me pose beaucoup de questions et je suis partagé. Ceci doit être débattu par le Conseil. Si besoin est, Le Grand Sage tranchera.

Rico était presque soulagé. Il avait imaginé la réaction de Jean d'une autre nature. Il se dit que l'avenir de La Méridéenne était une telle préoccupation que cela allait forcément influer sur le respect du Dogme, et donc sur le Dogme lui-même. Mais malgré tout, il redoutait de se tromper ...

Rico commanda l'ouverture de la porte arrière du cargo. Le seuil étant très au dessus de la ligne de flottaison, il ne se passa rien. Il s'aperçut alors que les deux ballastières arrières étaient vides. Peut-être avaient-elles été vidées pour affronter la tempête. Il commanda leur remplissage et le bateau s'affaissa légèrement de l'arrière, assez pour que le seuil vienne flirter avec le niveau de la mer.

Les premières entrées d'eau amplifièrent la gîte et déclenchèrent une succession d'alarmes ... ainsi que la vidange automatique des deux ballastières ! Normal, le système cherchait à faire remonter le bateau. Il dut batailler ferme pour s'affranchir des sécurités et arriver à ses fins. Bientôt, la gîte arrière du Neptune fut telle que Rico se décida à quitter le navire.

Lorsqu’il coula, il l'accompagna dans sa descente vers les profondeurs en se tenant prudemment à distance à cause des remous de toutes sortes. Le bateau s'immobilisa sur le flan, à environ 3000 mètres de profondeur d'après ses estimations.

Il tourna plusieurs fois autour de ce qu'on pouvait désormais appeler une épave, en observant les nombreuses masses d'air qui s'en échappaient.

Le cargo mit près d'une heure à agonir avant que le calme ne s'installe vraiment. Durant la descente, Rico n'avait aperçu aucun corps s'échapper du bateau. Maintenant, à moins 3000 mètres, plus personne n'avait la moindre chance. A moins que d'être méridéen ...

C'est juste au moment de quitter les lieux que Rico s'aperçut que sa Marie-Thérèse n'était qu'à quelques dizaines de mètres du cargo !

* * * * * * * * * *

Rico était rentré à son appartement de Toulon. Jean n'avait pas voulu qu'il l'accompagne à La Méridéenne pour débattre de son cas.

Le Conseil au grand complet, présidé par Le Grand Sage, avait entendu l'exposé des faits relaté par Jean. Les débats s'instaurèrent et, très vite, deux clans s'affrontèrent. Ceux qui privilégiaient l'avenir de La Méridéenne, et ceux qui ne toléraient aucun écart au respect du Dogme. Selon ces derniers, le sort réservé à l'équipage n'était pas admissible. Il y avait bien intention de faire le mal. Les autres tergiversaient pour justifier l'immense service rendu à La Méridéenne.

Le Grand Sage recentra le débat en posant une question fondamentale : La Méridéenne a t-elle vocation à être éternelle ?

Si l'unanimité se dégageait spontanément pour répondre positivement, des débats animés tournèrent autour du thème "Eternelle, mais pas à n'importe quel prix !". Finalement, tout le monde se rangea à l'idée que ce n'était pas La Méridéenne qui était en danger, mais le Dogme.

En effet, pour pérenniser La Méridéenne, de plus en plus d'entorses au Dogme allaient être tolérées, avec leurs cortèges de mauvaises fois et d'hypocrisie. Il fallait donc se poser la question vis à vis du Dogme et non par rapport à la survie de La Méridéenne. Or, vis-à-vis du Dogme, Rico avait pris des libertés inacceptables.

Le Grand Sage félicita l'ensemble des membres du Conseil pour la qualité des débats et dit que la conclusion correspondait à ce que lui-même pensait. En conséquence, il prononça la sentence suivante : Rico avait gravement enfreint le respect du Dogme mais avait des circonstances atténuantes compte tenu du but qu'il poursuivait. Eu égard à son choix de vie de terrien, Il échappait à la situation noire permanente mais était banni à vie de La Méridéenne ainsi que des profondeurs. Jean était chargé de lui signifier la sentence et de le "désarmer". L’or du cargo n’était pas déclaré impie.

En d’autres termes, Rico redevenait un simple terrien et l’or du cargo restait éventuellement accessible ...

Chacun retourna vaquer à ses occupations, Jean partit vers Toulon porter la sentence. Mais il était abasourdi par le poids de sa mission. «Désarmer» Rico, c’était lui enlever ce qu’il venait à peine de découvrir : ses particularités de méridéen ! Et cela revenait ni plus ni moins à le tuer !

Le Grand Sage, lui, venait de s’apercevoir un peu tardivement, qu’il n’avait pas les coordonnées de la position du cargo !

Quelques heures plus tard, un frère demanda à être reçu par Le Grand Sage afin, disait-il, de lui faire une révélation de la plus haute importance. Il fut invité à s'exprimer :
-- Et bien voilà : je ne fais pas partie du Conseil mais je viens d’apprendre la teneur des débats qui ont eu lieu et la sentence prononcée.
-- Très bien, dit le Grand Sage. En quoi cela te pose t-il problème ?
-- Je pense, sauf le respect que je vous dois Grand Sage, que la sentence a mésestimé les liens qui unissent Jean et Rico. Jean ne désarmera pas Rico. L’or a toujours fait des ravages chez les terriens, et terriens, ils le sont autant que méridéens !
-- Tu es bien perspicace, frère. Tu feras certainement partie du Conseil un jour. Mais ce que tu me dis là, je le savais déjà. Ma sentence tient compte de cela. Va en paix et ne doute pas...

Jean ne se presse pas. Il nage lentement, sur le dos. Il a toujours eu une admiration sans borne pour Le Grand Sage mais cette fois, il s’interroge. Le Grand Sage, qui sait tout, connaît tout, et surtout devine tout, sait que «désarmer» Rico n’est pas envisageable pour lui, son frère. Par conséquent, il sait que sa sentence ne sera pas exécutée. Car il aurait été plus logique de faire venir Rico à La Méridéenne plutôt que d’envoyer Jean régler cela sur terre. Par ailleurs, pourquoi déclarer que l’or n’est pas impie si ce n’est pour pouvoir le récupérer ? Dans ce cas, peut-on considérer que le Dogme est préservé ? Jean se perd en conjectures.

Mais bientôt, la presqu’île de Saint-Mandrier est en vue. Puis il pénètre enfin dans la rade de Toulon. Sur le quai du port, il passe devant le bar du Mistral avec une pointe d’émotion. N’est-ce pas là qu’il a rencontré Rico pour la première fois ? Mais c’est aussi là qu’ils ont failli ne plus jamais se revoir. A cette époque, Rico ne savait pas se sortir de lui-même de la situation noire. Et ça n’est pas sa conscience assombrie comme un jour de tempête qui pouvait l’y aider ! S’il n’y avait pas eu plus tard sa blessure rouverte et le sang bleu pour renouer le contact, Jean ne l’aurait jamais retrouvé.

Rico s’est-il refait une conscience plus propre depuis qu’il est révélé ? Jean pense que oui. Pour autant, que faisait-il en Méditerranée avec sa Marie-Thérèse chargée de nacre ? Tiens, au fait, il n’a même pas pensé à le vérifier sur place, avec cette affaire du cargo chargé d’or ! Pauvre Rico, à qui je ne fais même pas confiance, se dit Jean. Il se demande à l’occasion ce qu’il éprouve pour lui. Le sentiment d’être frère, ça oui c’est normal. Mais n’y aurait-il pas autre chose ?

Jean est contrarié, Rico n’est pas chez lui. Pourtant il avait promis de n’en pas bouger...

* * * * * * * * * *

Depuis son retour à son appartement de Toulon, Rico est agité car il redoute ce qui risque d’advenir. Il se dit qu’il n’aurait pas dû accepter que Jean se rende seul à La Méridéenne. Après tout, c’est de lui dont il est question. Comment le Conseil et Le Grand Sage vont-ils juger sa conduite ? Si les choses tournent mal, Jean peut-il lui sauver la mise ? Faire couler un cargo, c’est quand même gonflé ! C’est vrai que les pauvres bougres du cargo étaient innocents. C’est une grave entorse au Dogme, ça ! Se réfugier derrière le fait qu’ils étaient endormis et que le convoi était clandestin ne tient pas. La Méridéenne a besoin d’or, ça c’est entendu, mais ça n’excuse rien. Plus il y pense, plus il est sûr que cette affaire sera sévèrement jugée. Il n’ose se l’avouer, mais il a peur ! Peur de la sentence. Si ça se trouve, Ils sont capable de me condamner à mort, se dit-il. Et sa peur se décuple.

Tiens, il a peur de la mort ? Et qui lui amènerait la mort ? Jean ? Non, ça n’est pas possible. Il a confiance en Jean. Même s’il était missionné pour cela par La Méridéenne, Jean ne le ferait pas. C’est un sage, qui respecte le Dogme. Mais justement, ne le ferait-il pas à cause de cela ? Rico ne sait pas, ne sait plus. Il décide de s’enfuir ...

* * * * * * * * * *

Jean a pris le parti d’attendre. Aussi longtemps qu’il le faudra. Rico finira bien par revenir. S’est-il enfui ? A-t-il eu peur du retour de Jean ? Pense t-il qu’il peut lui faire du mal ? Jean est attristé à cette idée. Pauvre Rico qui croyait bien faire, faire sa grande œuvre pour La Méridéenne.

Deux jours sont passés et Rico n’est pas réapparu. Jean désespère en priant pour le retour de son frère. Il est certain maintenant qu’il ne fera rien contre Rico. Mais il faut tout de même qu’il l’informe. Il faut qu’il sache qu’il y a maintenant un risque pour lui de retourner à La Méridéenne. D’ailleurs il ne faut plus qu’il y retourne !

* * * * * * * * * *

Voilà trois jours que Rico erre comme un pauvre diable dans les quartiers sombres de La Seyne. La nuit, la plage des Sablettes lui offre un matelas d’où il peut observer les étoiles et se perdre dans ses pensées. Non, Jean ne peut pas lui vouloir du mal. Il y a entre eux un lien qui va au-delà de leur appartenance. Avant, Rico ne vivait et ne pensait que pour lui. Depuis sa révélation et sa rencontre avec Jean, ce dernier occupe une place chaque jour plus importante dans son esprit. Lui, qui n’a jamais aimé la moindre fille, éprouve quelque chose d’indéfinissable pour son frère Jean.

* * * * * * * * * *

Jean entend quelqu’un monter l’escalier. Tout doucement, marche par marche. Son cœur s’emballe. Il espère Rico et c’est bien lui qui inscrit sa silhouette dans l’entrebâillement de la porte. Ils se regardent, longuement, sans mot dire, puis Jean se lève et va à sa rencontre. Ils s’étreignent comme des frères.

* * * * * * * * * *

Rico est effondré. Il avait envisagé le pire mais le bannissement de La Méridéenne lui parait tout à coup bien pire que la mort. Comment va t-il vivre désormais ? Comme avant, comme un terrien ? Il lui était difficile de l’envisager. Avant sa révélation, c’était pourtant ce qu’il faisait, mais maintenant, il sait ! Pourtant, ne devrait-il pas relativiser ? Jean, qui a le pouvoir de le «désarmer» ne lui avait-il pas juré qu’il ne le ferait jamais ? Il conservait donc ses particularités de méridéen. De son coté, Jean était tout aussi affecté par la situation. Lui non plus ne pouvait plus retourner à La Méridéenne, puisqu’il n’avait pas appliqué la sentence ! D’autre part, l’attitude ambiguë du Grand Sage vis à vis du Dogme le perturbait. Une idée germait dans son esprit. Finalement, n’étaient-il pas tous les deux dans la même situation ? Il se décida à en faire part à Rico :
-- Si tu le veux, nous pouvons décider ensemble de rompre avec La Méridéenne ...
-- Rompre avec La Méridéenne ? Tu ferais ça ? s’étonna Rico.
-- Pourquoi pas ? ne peut-on pas être heureux sur terre ?
-- Si bien sûr. Mais contrairement au méridéen, le terrien a des problèmes matériels à résoudre.
-- Je sais, dit Jean, mais justement, je pense à un truc ...
-- L’or du cargo ? dit Rico.
-- Que tu y penses aussi ne me surprend pas, rigole Jean.
-- Surtout que je connais quelqu’un qui pourrait nous aider à convertir ça en monnaie sonnante et trébuchante, ajoute Rico.
-- Alors il n’y a pas une minute à perdre ...

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Le Grand Sage a dû faire appel à presque tous les méridéens pour se mettre en quête de l’épave du cargo. Car Jean n’est pas réapparu ! Le frère inquiet avait-il à ce point raison ? Jean et Rico auraient-il fait alliance ? Le Grand Sage ne pouvait le croire tant il avait confiance en Jean. N’était-il pas prédestiné à lui succéder ?

Depuis plusieurs jours qu’ils cherchent sans succès. Mais ils finiront bien par trouver cette épave puisqu’ils quadrillent méthodiquement. Et puis, voilà qu’un message arrive à tous : un frère a localisé le cargo au sud de la Corse. Ordre est donné de converger vers les coordonnées indiquées. Bientôt arrive Le Grand Sage suivi de tous les méridéens. Tiens, mais c’est le frère qui lui avait demandé audience !
-- Je te félicite vivement, lui dit le Grand Sage.
-- Merci, mais j’ai n’ai pas de mérite car je savais que le cargo était là, dit le frère. J’étais absent de La Méridéenne et je n’ai pu vous prévenir plus tôt.
Le Grand Sage est soudain perplexe. Comment le frère savait-il que le cargo était à cet endroit ? Mais il n’a pas le temps de le questionner plus avant car d’autres frères sortent de l’épave, affolés : aucune trace d’or ! Le cargo est vide !

Vide ! Le Grand Sage ne parvient pas à y croire. Personne d’autre qu’un méridéen n’aurait pu intervenir à 3500 mètres de profondeur ! Tous les frères, massés autour du cargo, ont compris le drame qui se joue. Pour eux, pas d’or, cela est synonyme de la fin du caractère éternel de La Méridéenne auquel ils tiennent tant. Tous se tournent, bouillonnants et vindicatifs, vers Le Grand Sage qu’ils estiment responsable. Pourquoi s’est-il trompé à ce point dans sa sentence? Pourquoi a-t-il laissé partir Jean, Jean qui n’est jamais revenu ? Jean qui a fait alliance avec Rico au point qu’il est évident que ce sont eux qui ont dérobé l’or !!!
-- C’est fini, dit Le Grand Sage, rentrons !

Ainsi parla pour la dernière fois Le Grand Sage de La Méridéenne. Car il fut littéralement lynché par des méridéens perdant tout contrôle !

Au pied de l’hôtel de Cavalière, la mer affiche un calme rare. Tout juste si de petites rides se dirigent vers le sable. Le soleil de mai est agréable. Peu de vent. Il fait bon. Assis à la petite table de la terrasse, celle la plus proche de la mer, Rico poursuit l’écriture de son roman en sirotant du thé glacé. A coté de lui, Jean lit Jules Verne. Lorsque le besoin s'en fait sentir, c'est à dire presque tous les jours, ils se baignent pour satisfaire ce contact régulier avec la mer dont ils ne sauraient se passer. Mais rapidement, ils regagnent la rive. La mer, source de vie, est aussi devenue pour eux la voie d'un potentiel mais vrai danger !

Rico fait néanmoins remarquer qu'il ne se lasse pas de la vue de la grande bleue. Et c’est vrai que le paysage est magnifique et que leurs jours s’écoulent heureux ...

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Un mois plus tard, au QG du Réseau d'Observation Sismologique Marin de Villefranche-sur-Mer, un scientifique répond aux questions d’un journaliste :

-- En principe, c’est la tectonique des plaques qui explique les raz de marée. Mais là, nous avons eu affaire à un phénomène localisé plutôt anormal.

-- Localisé, c’est le mot ! Pourquoi juste la plage de Cavalière ?

-- Nous n’avons pas encore d’explication. D’ailleurs, rien ne dit que nous en aurons une un jour. Mais une chose est sûre : d’après les témoins, c’était une vague d’au moins 10 mètres de haut qui a frappé la plage. Heureusement, il n’y a eu que deux disparus, des clients attitrés de l’hôtel de Cavalière qui étaient sur la terrasse à ce moment là. Ils n’auraient rien vu venir ...

-- Paraît-il que, contrairement à l’habitude, un mois après, la mer n’a toujours pas rendu les corps ...

-- C’est exact. Là aussi nous sommes dans l’expectative ...

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Fin de la 2ème partie
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Chapitre 3 : La faille méridéenne