Rico connaissait parfaitement la rade de Toulon. Il l'avait parcourue en tout sens sur des rafiots innommables, et même quelques fois à la nage lorsqu'en pleine nuit, il n'avait d'autre issue pour échapper aux douaniers. Car Rico travaillait souvent dans l'illicite, dans l'interdit ! Plusieurs fois il avait sauvé sa peau, ou pour le moins préservé sa liberté, en sautant à l'eau, abandonnant la coque de noix et du même coup la marchandise. C'est au cours d'un de ces sauve-qui-peut malheureux qu'il a commencé à se poser des questions, de graves questions.
Excellent nageur en apnée, Rico ne remontait prendre l'air qu'un bref instant, une fois juste au moment où le projecteur braquait son rayon lumineux sur lui, à moins de dix mètres de la vedette des pandores ! Mais le faisceau de lumière continua sa trajectoire de recherche. Ils ne m’ont pas vu ! Pourtant, ils ne pouvaient pas ne pas me voir ! L'ont-ils fait exprès ? Il était sûr que non. Quelle étrangeté ...
Un soir de décembre, alors qu'il pleuvait à verse, il avait dû affronter la pluie pour rallier, à pied, un rendez-vous important place d'armes à Toulon. Il allait rapidement être trempé jusqu'à l'os. Pestant contre les éléments, il avait aperçu, venant à sa rencontre, Sergio le Milanais avec qui il avait barré des années durant le Posseïdon, ce rafiot pour touristes, en mer adriatique. Parvenu à sa hauteur, alors qu'il levait déjà le bras, coude à l'équerre pour un poignet bras de fer comme ils en avaient l'habitude, l'autre continua sa route comme si de rien n'était, laissant Rico interloqué, le bras encore levé, mais qui retombait doucement dans une position ridicule.
Qu'est-ce que ça veut dire, ne m'aurait-il pas vu ? s'était-il répété, encore éberlué ... Il avait pourtant baissé la tête et constaté qu'il s'était arrêté sur un spot lumineux encastré dans le sol, ces éclairages municipaux sensés mettre en valeur les arbres de la rue. Mais la circonstance ne l'avait pas frappé. Pas encore ..
Toulon connu cette année là un été caniculaire. Le bar du Mistral, sur le port, avait toutes les peines du monde à rafraichir le client. Aussi, s'était-il doté de gros ventilateurs brumisateurs sensés apporter un réconfort. En fait, si ces appareils s'avéraient être une bonne affaire puisqu'ils attiraient facilement le badaud en quête de fraicheur, ils dégageaient surtout une moiteur plutôt désagréable. C'est ce que se disait Rico jusqu'à ce qu'il finisse par s'interroger vraiment sur une situation plutôt anormale. Depuis bientôt 15 minutes qu'il était installé, personne n'était venu s'enquérir de son état de déshydratation. D'autres clients arrivés après lui étaient servis depuis longtemps, eux. Mais la serveuse, pourtant bien présente et active, semblait l'ignorer superbement, comme s'il n'était pas là en fait. Tout à la fois contrarié, intrigué et inquiet, il observa un peu plus finement ... et quelle ne fut pas son hallucinaion lorsqu'un homme voulu s'assoir ... à sa place ! Si ce dernier, complètement hébété, ne comprit rien - et pour cause - à ce qui se passait, Rico, lui, envisageait un début de réponse. Mais ce qu'il en concluait semblait tellement incroyable qu'il en chassait aussitôt l'éventualité. Invisible, n'importe quoi ! Comment croire cela ! - A moins que je ne sois pas là, mais ailleurs ... Il se pinça, se fit mal, en conclu qu'il était bien là, mais que décidément, on ne le voyait pas ! Il finit par s'enfuir en bousculant plusieurs passants qui se retournèrent sur lui en grommelant. - Mais alors, ils me voient, eux !
«Azur Méditerranée, y-a du soleil, y-a du bonheur sur la fréquence ...», c'était le jingle de cette radio locale surannée que Rico se plaisait à écouter quand il en avait l'occasion. Mais aujourd'hui, l'ambiance très particulière dégagée par la station n'avait aucune prise sur lui, même s'il avait bien entendu l'animateur annoncer la persistance de la canicule. Rico avait une idée fixe qui devenait une envie irrésistible : retourner rapidement au bar du Mistral. Et bien sûr, il y alla mais ne fit que constater une situation parfaitement identique à celle de la veille : On ne le voyait pas ! Ou en tous les cas, tout se passait comme si. Par contre, on l'entendait. L'effarement de la serveuse cherchant à localiser la voix lui apportait une preuve supplémentaire. De plus en plus ahuri, il observait les comportements autour de lui. La jeune femme à la mine relâchée, pas très loin de lui, n'était-elle pas la preuve qu'elle se croyait seule ? Mais pourquoi donc ce phénomène n'avait-il lieu que dans ce bar ? Car dès qu'il en sortait, pas de doute possible, il était bien aperçu par ses semblables ! A devenir fou ! Et puis, pourquoi maintenant ? Il l'avait déjà fréquenté dans le passé ce bar, sans qu'il ait pu remarquer quoi que ce soit d'anormal. Alors ?
Plus il y retournait, plus il en avait la preuve : il était invisible au bar du Mistral ! Il en était devenu le client le plus discret et le moins consommateur. Mais alors, il pourrait faire la caisse sans risque ? Probablement, mais cette perspective ne l'intéressait pas, perdu qu'il était dans ses supputations à tenter d'expliquer l'inexplicable. Les yeux tournés vers le ciel, il essayait de soupeser l'état de ses facultés mentales ... L'ampoule halogène au dessus de lui faisait un halo bleuté en tentant de percer le brouillard provoqué par les brumisateurs. Non il n'était pas fou, de cela il était sûr. Mais quelle pouvait bien être la raison de cette incroyable circonstance locale ? Qu'y a t-il de particulier en ces lieux qui ferait que ...
Depuis quelques jours, Rico ne va plus au bar du Mistral. Il a jugé que c'était vital pour lui. Voir et penser à autre chose ...
Rico venait d'apprendre que le musée océanographique de Monaco souhaitait se procurer un requin-marteau adulte pour offrir en pâture aux visiteurs. La provenance et les moyens de capture importaient peu. Un travail dans les cordes de Rico vers lequel le jeu des relations avait abouti. Des requins-marteaux, Rico savait qu'il y en avait à coup sûr au sud de la Sicile. Et comme le hasard fait quelques fois bien les choses, il devait dans la même période convoyer de Rimini à Toulon un superbe voilier nommé le Capri. Pourquoi ne pas conjuguer les deux objectifs ? Après tout, les propriétaires des bateaux à convoyer se moquent bien des détails à partir du moment où ils récupèrent leur bateau en temps et en heure à l'endroit voulu. Précisément, les délais se prêtaient à cette petite rallonge de la course prévue ...
Faire route avec un bateau comme le Capri était un enchantement. Quelle superbe bête racée ! Pour autant, il lui fallait remplir son autre mission : ramener un requin-marteau. Le caisson de transport et le matériel anesthésiant furent embarqués lors d'une escale à Copanello, au sud de l'Italie où Rico y avait des amis sûrs. Les requins-marteaux étaient bien là où il l'espérait et la capture fut une formalité. Enfin presque. Car pour éloigner une possible menace, Rico préféra éliminer deux des congénères du requin qu’il convoitait. Une regrettable et bien inutile précaution dont Rico ne pouvait, à cet instant, mesurer les conséquences.
Le transbordement dans le caisson fut assez délicat car il fallait faire vite mais Rico était rompu à ce type de manœuvre. Le reste de la course se passa sans encombre par une météo superbe. Tout juste un incident, une blessure idiote à la main en manœuvrant la manivelle du winch, avec une importante perte de sang et une douleur persistante. Mais sans gravité, avait-il conclu, loin là aussi, d'en imaginer les répercutions ...
Mais Rico se trouva quelque peu contrarié lorsqu'il constata que le délai de convoyage ne se prêtait plus à une escale supplémentaire au port de Monaco. Qu'à cela ne tienne, il transportera le caisson par la route de Toulon à Monaco, ce qu'il fit en évitant soigneusement les abords du bar du Mistral lorsqu'il fallut transborder le caisson sur le pick-up. Pourvu que le système d'oxygénation de l'eau tienne jusqu'à Monaco ...
C'est finalement sans encombre que le requin arriva à Monaco. Après une nouvelle anesthésie, sous les yeux de plusieurs techniciens du musée, Rico le descendit doucement, à l'aide d'un palan, dans l'immense aquarium où l'attendaient d'autres congénères, certes moins typés que lui.
Rico observait le réveil du requin. Il le vit reprendre sa gîte normale, onduler doucement sur place et enfin faire le tour du propriétaire. Que se passa t-il ensuite ? Lui-même ne put jamais répondre à la question. Perdit-il l'équilibre ? Fut-il poussé involontairement, volontairement ? Toujours est-il qu'il se retrouva dans l'eau en train d'évoluer dans le vaste bassin de verre, au beau milieu des requins. Mais Rico ne paniqua pas. Il ne paniquait d'ailleurs jamais. Rico était comme les poissons : un animal à sang froid, même si à cet instant, il ne savait pas encore à quel point cela pouvait être vrai. Mais il allait rapidement l'apprendre. D'abord, il lui sembla que les requins ne le voyaient pas. Qu'il eut été parmi eux ou pas ne paraissait pas modifier leur comportement. Et pour cause, car quelle ne fut pas sa surprise de constater qu'ils semblaient immatériels, sans consistance. Lorsqu'il croyait se heurter à l'un d'eux, il se retrouvait de l'autre coté, comme traversé ... Mais qui n'a pas de consistance ? Rico ou les requins ? Comme s'ils n'existaient pas l'un pour l'autre ! Et puis, depuis le temps qu'il évolue, pourquoi n'a t-il pas envie d'aller prendre de l'air ? Il est excellent nageur en apnée, mais tout de même ! Là c'est autre chose ! Alors Rico s'attarde. Et puis, pourquoi les hommes du musée derrière la vitre ne s'alarment-ils pas de sa présence parmi les requins ? Rico enregistre tout cela comme dans un rêve dont on ne maitrise jamais le déroulé. Plus tard, il se repassera le film en boucle et il s'interrogera. Pour l'instant, c'est trop de surnaturel d'un seul coup et il retient une chose par dessus toutes : on ne le voit pas !
Depuis combien de temps est-il dans l'eau ? Il décide de remonter. Au dessus de lui, le puissant éclairage du bassin diffuse un halo bleuté à mesure qu'il s'approche de la surface. Et alors, il est percuté de plein fouet par cette constatation : l'eau et la lumière ! L'eau et la lumière le rendraient invisible !
Lorsqu'il eu atteint la passerelle et descendu l'escalier de fer, il trouva les hommes du musée toujours en contemplation devant les évolutions du requin-marteau. L'un d'eux le vit et lui dit:
-- Et bien, vous voilà ? mais où donc étiez-vous passé ?
Rico lui demanda de le pincer, là, sur le bras. -Si, si, faites-le, pincez-moi ! L'homme ébahi, pinça mollement Rico craignant de lui faire mal. Mais il ressentit nettement la chose. Alors Rico pinça lui-même fortement au flanc l'homme du musée. Celui-ci poussa un cri, le traitant de débile profond.
Comme un automate, Rico tente de rejoindre son pick-up. Ainsi, l'eau et la lumière le rendraient invisible ! Ainsi, il n'aurait pas besoin de s'oxygéner les poumons ! Il serait donc en quelque sorte un poisson invisible ? Mais comment est-ce possible ? Pourquoi ne pas avoir soupçonné cela avant ? Quelle en est l'origine ? N'est-il pas de ce monde ? Est-il unique ?
Il se réveille dans son véhicule avec cette impression du délire qu'on éprouve au cours d'une fièvre sévère. Car dans sa tête, le film tourne, et tourne encore. Il revoit le halo bleuté de l'aquarium mais aussi celui de l'éclairage du bar du Mistral. C'est la similitude de ces effets très particuliers qui a provoqué la révélation. L'eau et la lumière ! Mais pourquoi ?
Jean éprouvait beaucoup de satisfaction lorsque la parole donnée était tenue. Dans ce monde à l'évolution exponentielle, elle devient si souvent galvaudée ... Son bateau était bien là, au jour et à l'heure dite. Mais le convoyeur s'était déjà volatilisé. Sans importance se dit-il, puisque la transaction a toujours lieu avec un intermédiaire. Néanmoins, la confiance ayant malgré tout des limites, il inspecte tout de même avec minutie l'extérieur, puis l'intérieur de son bateau. Rien à signaler. Pourtant, cet éclat lumineux bleuté, là, à coté de la manivelle de winch de foc attire son attention. Le cœur battant, il s'y dirige, pris d'une sorte de fébrilité. Mais ce qu'il voit le terrasse littéralement; il tombe à genoux. Du sang ! Le sang d'un frère ! Est-ce bien réel ? Il ausculte avec attention la tache bleue qui brille. Pas de doute possible ! Seul le sang de l'Homme des profondeurs peut être perçu ainsi.
Vite ! Depuis combien de temps le Capri est-il amarré ? Vite, à la capitainerie du port. Quand ? Cela fait trois jours ? A t-on aperçu le skipper, le convoyeur ? Personne ne le connaît ? Jean se dit que retrouver le convoyeur tiendrait du miracle. A moins qu'il ait gardé sa plaie visible. A moins qu'il soit en situation blanche ...
La nuit tombe mais la chaleur est toujours aussi écrasante sur ce quai plein de touristes en cette saison. Les restaurants du port font recette, la foule du mois d'août est là. Au bout du quai, un halo bleu semble se dessiner. Au fur et à mesure que Jean s'approche, le halo se précise. Il émane du bar du Mistral. Voilà, il atteint maintenant le bâtiment ... et il le voit ! L'homme y est en situation blanche ! Mais comment ce fait-il ? Par quel concours de circonstances ? Mais oui bien sûr ! A cause des éclairages de tables et de ces brumisateurs qui diffusent de l'eau pulvérisée ! Quelle situation incroyable ! Sans cela, Jean passait sans rien voir. L'instant est capital. Faut-il établir le contact maintenant ? Jean décida qu'il fallait attendre de savoir ...
Jean suivit le convoyeur lorsque celui-ci sortit du Mistral. Hors situation blanche, l'homme redevenait un simple quidam. A moins qu'il saigne de façon visible. Je ne peux tout de même pas le blesser volontairement se dit Jean. Il fallait donc faire attention de ne pas le perdre. Après un petit temps d'attente, il vit l'homme sortir, puis quitter le port par la première sortie venue et se diriger vers la vieille ville. Ca n'était pas le meilleur endroit pour filer quelqu'un. Les nombreuses venelles à angle droit dissimulaient l'homme à chaque instant et lorsque Jean débouchait à l'angle, il craignait d'avoir perdu sa trace. A un moment, ses craintes se trouvèrent justifiées : plus personne en vue. Ce serait trop bête, je n'ai pas le droit de le perdre se répétait-il. Il accélère le pas, s'arrête. Personne. Il revient en arrière, emprunte la ruelle de gauche. Personne. Celle en face, personne. La tuile ! Quand soudain il se sent happé par derrière, un bras passe sous son menton maintenant une pression d'étranglement et un déséquilibre. Il sent la piqûre d'un couteau dans son flanc droit.
-- Qu'est-ce que vous cherchez ? dit l'agresseur.
-- Mais rien du tout, lâchez-moi !
-- Vous me suivez depuis le port. Que me voulez-vous ?
Jean peut s'en sortir facilement en lui avouant sa parenté. Mais ce serait un aveu prématuré. Jean veut en savoir plus. Il tente de retrouver son équilibre et se débat pour s'échapper. Il saisit le bras droit de l'homme pour tenter d'éloigner la menace du couteau. Mais l'homme retire si prestement le bras que le couteau glisse dans la main fermée de Jean. Et le sang coule. Et la ruelle se pare d'un bleu lumineux. Le convoyeur est pantois. Mais que se passe t-il donc ? Jean sort un mouchoir et tente de juguler l'hémorragie. Il sait, lui, que seul l'homme perçoit le phénomène. Mais puisque ce dernier semble à ce point ébranlé, c'est qu'il découvre la chose. Il serait donc un Homme des profondeurs qui s'ignore ? La douleur se faisant de plus en plus aiguë, Jean détale ...
Rico est toujours sans réaction. L'homme qui le suivait s'est maintenant enfui. Il est certain de l'avoir involontairement blessé à la main avec son couteau. Il décide enfin de s'approcher de ces taches bleutées sur le sol. Elles ont coulé de la main de l'homme. C'est donc son sang ! Mais quelle est cette magie ? Rico note que cet événement intervient bizarrement après sa révélation à l'aquarium de Monaco. Tout aussi surnaturel ! L'homme qui le suivait connaît-il son secret ? Sans aucun dote, il n'y a pas d'autre explication. Est-il, lui aussi un homme poisson ? Perdu dans ses pensées, il décide subitement de dérouler la bande qu'il porte à la main droite, là où il s'est blessé sur le Capri avec la manivelle de winch. D'une pression, il tente de rouvrir la plaie qui avait déjà quelque mal à cicatriser. Le sang afflue légèrement. Mais c'est du sang rouge, normal quoi. Qu'espérait-il ? Il remet la bande en place. Maintenant, il a mal. Mais la douleur est vite dissipée par l'effort cérébral. Que faut-il comprendre à cela ? Me voulait-il du mal ? Rico décide que non. L'homme le suivait pour savoir ! Savoir quoi ? Savoir si je savais ! Donc, lui, sait !
Rico conclut qu'il n'aura de repos avant d'avoir retrouvé cet homme. Mais comment celui-ci l’a-t-il repéré ? Il le suivait depuis le port, il l’a donc vu au bar du Mistral. Oui, c'est cela, le bar du Mistral ! Le plus simple n’est-il pas d’aller l’y attendre ?
Il était bien là ! Assis à une table du bar du Mistral. Jean se dit que s’il était arrivé avant lui, il se serait aussi placé là, de la même façon. Ne fallait-il pas qu’ils se trouvent ?
L'homme portait un chapeau de paille à larges bords et ruban noir. Sa barbe légèrement grisonnante lui aurait sans doute donné un air commun si des lunettes à monture dorée ne venaient rehausser un regard d'une acquittée particulière. Il avait, comme Jean, la main droite partiellement bandée. Des tatouages sur le haut du bras gauche, un débardeur et un jeans achevaient de donner une allure plutôt quelconque au personnage. Mais quelconque, Jean savait que cet homme là ne l'était pas.
Il s'assit à la table voisine. En cet été caniculaire, de gros ventilateurs brumisateurs tentaient de rafraîchir quelque peu l'atmosphère. Mais ça n'était qu'une illusion, du genre de celle qui attire le papillon de nuit venant se brûler les ailes dans la lampe halogène. Ici, c'étaient les touristes qui venaient se brûler le porte monnaie. En fait, ces brumisateurs diffusaient surtout une moiteur désagréable. Presque aussi désagréable que ces spots blancs qui éclairent les tables, pensa Jean.
Assis tous les deux face au port, Jean devait tourner la tête pour croiser le regard de l'homme. Pas maintenant se disait-il, résistant à la tentation car il se sentait observé. Jean se plaisait à observer la diversité d'habillement des badauds passant sur le quai. Certains étaient vêtus au minimum, mais d'autres portaient chemise et veste et semblaient insensibles à la chaleur, pourtant quasi insupportable. Il s'agissait, là encore, de l'illustration de la diversité, une diversité dont faisait, également partie l'homme assis à la table voisine. Lorsqu'il se décida à tourner la tête, l'homme ne chercha pas à changer d'attitude et leurs yeux se croisèrent. Jean eu un petit mouvement de la tête qui se voulait être un bonjour. L'homme sourit légèrement, ce qui accentua l'intensité de son regard. Il eu aussi un petit salut de la tête et dit :
-- J’ai soif, mais on ne me propose pas à boire.
-- C'est normal, on ne nous voit pas ! dit Jean en souriant.
-- Je sais, sourit-il, je vois qu’on a beaucoup de choses à se dire. Je m'appelle Rico, et je suis désolé pour l'incident de la ruelle ... Et vous, comment vous appelez-vous ?
-- Je m’appelle Jean. Venez, je connais un endroit où l’on pourra étancher notre soif et discuter tranquillement ...
Jean se leva et Rico lui emboîta le pas. La chaleur sur le quai du port était vraiment insoutenable.
Finalement, les gros ventilateurs brumisateurs n'étaient peut-être pas qu'une illusion ...
Au bar du Mistral, personne ne remarqua que deux étrangers avaient quitté leur table.
Jean, suivi de Rico, se dirige vers le Capri, un superbe cotre transformé en sloop pour mieux remonter le vent. Il est amarré à l'extrémité du ponton ouest et semble attendre sagement un skipper digne de sa classe. Rico connaît bien le Capri. C'est lui qui l'a convoyé de Rimini jusqu'à Toulon pour le compte d'un client qu'il ne connaît pas. Enfin, pas encore. Beau périple en père peinard par une météo rarement aussi clémente sur un parcours comme celui-là. C'est vrai qu'il s'est détourné de sa route normale. Mais ça, le propriétaire du bateau n'est pas sensé le savoir, et d'ailleurs il s'en fout. Mais qu'elle n'est pas sa surprise de voir Jean se déchausser devant la passerelle d'accès en invitant Rico à le suivre.
-- Vous connaissez ce bateau ? dit Rico étonné,
-- Un peu, il m'appartient. Mais je ne fais que de la navigation côtière, pas du grand large comme vous ...
Rico est abasourdi par la coïncidence. Car enfin, qu'elle était la probabilité qu'ils se rencontrent ? Jean s'amuse de la surprise de Rico. Il l'invite à s'asseoir dans le rouf et lui sert un verre de ce whisky de 18 ans d'âge sur lequel Rico avait souvent louché pendant le convoyage. Mais si Rico enfreint souvent la loi, il est des règles d'honneur qu'il respecte.
-- Il faut que je change cette dangereuse manivelle de winch dit Jean. Est-elle grave votre blessure à la main ?
-- Non, c'est rien du tout. Et celle que je vous ai faite ? répondit Rico
-- Non, c'est rien du tout ...
Et ils éclatèrent de rire ensemble, puis tour à tour, de ce genre de rire complice qu'on peut envier quand on est seul.
-- A t-on un lien de parenté ? demande Rico plein d'espoir
-- Bien sûr ! Nous sommes en quelque sorte des frères. Je suis, moi aussi un Homme des profondeurs !
Rico ne rit plus. Un Homme des profondeurs, il est un Homme des profondeurs ! Ainsi sa capacité à rester sous l'eau était bien réelle.
Jean avait déjà compris que Rico était un révélé tardif. Il ajouta :
-- Il semble que vous ayez encore beaucoup de chemin à parcourir; car vous venez de découvrir le sang bleu, n'est-ce pas ?
-- Si vous faites allusion à l'épisode de la ruelle, en effet, j'ai découvert que vous aviez du sang d'un bleu lumineux extraordinaire, répondit Rico.
-- Mais vous l'avez aussi ! s'exclama Jean. Vous ne pouvez le voir vous-même, pas plus que je ne peux voir le mien, mais vous l'avez aussi. Cela fait partie de nos quatre principales particularités.
Au point où il en est, Rico s'attend à tout, au meilleur comme au pire. Il ne réagit pas tout de suite, mais il finit tout de même par bredouiller :
-- Quatre particularités, dites-vous, mais quelles sont les trois autres ?
-- Votre révélation doit être récente,murmura Jean, cela n'a pas dû être facile pour vous ...
-- Je suis passé par des stades difficiles, concéda Rico, et ce n'est pas fini ... Mais pourquoi ne me suis-je aperçu de rien jusqu'ici ?
-- Vous avez certainement foulé la Terre trop tôt et immédiatement perdu les contacts, répondit Jean. Après, c'est une question de circonstances, ou de coïncidences, comme vous voulez.
-- Dites, au sujet de nos particularités, vous pouvez préciser, s'il vous plait ? relança Rico.
-- Bien sûr. Les principales, car il y en a d'autres, sont : l'oxycapillarité qui nous permet de vivre dans l'eau, la situation blanche qui nous rend réceptif à un rayon lumineux concentré et nous dissimule, et enfin la situation noire .
-- La situation noire ? qu'est-ce c'est ? demanda Rico
-- Et bien, en ce moment par exemple, nous sommes en situation noire. C'est un effet négatif qui intervient lors d'un contact entre-nous et qui peut être dangereux pour nous si ...
Mais, hélas, Jean ne pu achever sa phrase. Un énorme requin-marteau venait de s'aplatir avec fracas sur le pont bâbord .
La vigie de Saint-Mandrier qui d'ordinaire vigilait peu, avait néanmoins vu les premiers ailerons et avait immédiatement donné l'alerte : des requins dans la rade de Toulon !!!
Le skipper du Bella Riva amarré non loin du Capri, témoigna plus tard de l'événement. Un premier requin-marteau se jeta sur le pont du Capri, à la manière d'un dauphin, puis un deuxième, puis un troisième, et puis d'autres, plein d'autres. Des dizaines ! Jusqu'au moment où leur poids a fait chavirer le voilier par bâbord ! Du jamais vu ! Comme je vous le dit, répétait le skipper Corse. Y avait-il du monde à bord ? Je ne sais pas, mais en tout cas, ils ont sûrement été dévorés par les requins ! Quelle histoire ! On aurait dit un commando de requins en représailles ! Vous pouvez le croire, ça ?
Seul Rico aurait pu croire cela
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Jean et Rico ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait. Surtout Jean. Rico, lui, dès que le Capri coula et qu'il se retrouva évoluant parmi les requins-marteaux, compris qu'il avait dû faire une erreur quelque part dans sa vie de terrien. Mais les requins ne le voyaient pas. Pas plus que ceux de l'aquarium de Monaco. Comme leur grande agitation avait brouillé l'eau et qu’il avait perdu de vue Jean, Rico chercha à s'éloigner pour retrouver la terre ...
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Depuis deux jours qu'ils cherchent, depuis deux jours qu'ils se cherchent. Sans succès. Il faut pourtant qu'ils se trouvent. Le lieu le plus probable pour qu'ils puissent se rencontrer est bien le bar du Mistral. L'un et l'autre le savent. Pourtant, Rico y est installé depuis deux jours. Jean aussi attend au bar du Mistral depuis deux jours ... mais ils ne se voient pas !
D'ailleurs, qui les voit ? Ils sont en situation noire non débloquée ...
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Au bar du Mistral, on fait cercle autour d’un homme, raconteur d’histoires incroyables. Certains prétendent qu'il a bu, qu'il ne sait pas ce qu'il dit. D'autres au contraire, veulent y croire ...
-- Les hommes poissons ? Bien sûr que ça existe ! En fait, ils s’appellent entre eux les hommes des profondeurs. Imaginez un homme qui peut respirer sous l’eau. Mais pas avec sa bouche et ses poumons, non, avec sa peau. Il a un système qui capte l’oxygène de l’eau avec les pores de sa peau. Ne me demandez pas les détails et tout, j’en sais rien. Le gros truc, à priori, c’est le diaphragme, le muscle qui commande les poumons et qui travaille mécaniquement, que l’on peut bloquer un certain temps en se remplissant les poumons d’air. Lui, son diaphragme, il en a besoin sur terre, pas sous l’eau, alors il a un système qui le met en sommeil quand il est sous l’eau.
-- Les pores de sa peau sont comme les vôtres. Mais les siens, quand ils filtrent l’oxygène, ils émettent un rayonnement qui l'enveloppe complètement et le rend réceptif aux rayons lumineux concentrés. Et cela a un effet incroyable car les cellules voisines de sa peau, mais aussi ses vêtements, prennent la couleur et la texture de l’environnement. Comme un caméléon, quoi ! En fait, l’homme n’est pas invisible, mais c’est tout comme.
-- Ils ont vraiment le sang bleu mais eux-mêmes le voient rouge. C'est comme ça. Ca doit être en rapport avec les énormes pressions dues aux profondeurs qu'ils subissent sans dommage !
-- Ce qu’ils appellent la situation noire, ça c’est un effet indésirable qui peut être très critique ! Quand ils se côtoient, leurs pores se bloquent en situation de filtrage d’oxygène et au bout d’un certain temps, ils peuvent devenir invisibles entre eux et pour les autres. Etre et ne plus exister aux yeux des autres, vous imaginez ? Un simple contact physique entre eux suffit pourtant à débloquer la situation, mais encore faut-il que l’un et l’autre le sachent ... A moins que d'être suffisamment initié pour s'en sortir seul. Mais il faut du temps ...
-- Et bien dites donc, vous en savez des choses !
-- Vous avez une bien moche blessure à la main !
-- C’est comment votre nom ?
-- Moi ? Je m’appelle ... je m'appelle ... Mais quelle importance ...
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Fin de la 1ère partie
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Chapitre 2 : La Méridéenne