6 La revanche (1)

Rico pense qu’il n’est pas prudent de rentrer chez lui à Toulon. Il s’en explique à Jefferson :
-- j’ai forcément été vu après la catastrophe, rentrant au port et le capitaine Gérard en est déjà informé, je ne peux croire le contraire. Par conséquent, il se doute bien que je vais tenter de le retrouver, et du coup, il peut être tenté de me retrouver aussi.
-- C’est évident, dit Jefferson. Mais s’il est véritablement capitaine de la marine, il ne pourra se cacher longtemps. Que propose-tu ?
-- Je propose d’établir un QG à l’hôtel de Cavalière que je connais bien. De là, nous aviserons, dit Rico.

Jefferson, lui, n’a pas de solution d’hébergement à proposer. Il a tout liquidé pour rejoindre définitivement La Méridéenne et, de surcroît, a prévenu théâtralement son associé Ted Fleck qu’il le quittait pour toujours, même si pour autant, il n’écarte pas l’hypothèse d’une rencontre ... Il accepte la proposition de Rico.

Parvenus à l’hôtel, pourquoi Rico demande t-il si la chambre 117 est libre ? Lui seul le sait. Et comme elle l’est, ils s’y dirigent d’un pas volontaire.
Jefferson fait une proposition à Rico :
-- Le plus simple n’est-il pas d'aller se renseigner d’abord au cercle naval ? tu y a tes entrées, non ?
-- Je les ai quitté pensant ne plus jamais les revoir, tu parles ! dit Rico. Oui, bien sûr, je pense qu’on peut commencer par là. Le plus drôle, c’est que j’aurais pu avoir accès comme je voulais aux données personnelles du capitaine Gérard. Et je n’ai pas éprouvé le besoin de le faire, tellement j’étais en confiance. Mais dis-moi Grand Sage, quel sort va-t-on réserver aux responsables de cette affaire ?
-- Appelle moi Jefferson, dit le Grand Sage, nous sommes en mission. Je vois que tu penses au dogme, c’est bien. Mais il faut aussi y penser quand tu vas chercher de l’or dans un container en pleine Méditerranée, dit-il, sarcastique.
-- C’est vrai, concède Rico. Mais si je n’y étais pas allé, les choses se seraient faites quand même. Tu n’as pas répondu à ma question.
-- Vois-tu, je n’en sais rien. Je ne me sens pas capable de supprimer un terrien, à fortiori plusieurs. Pourtant, il en va de la survie de notre espèce. Et puis, je crois qu’on va se heurter à une sacré machine : la Marine Nationale.
-- Et alors, dit Rico, Marine ou pas, il y a un homme derrière chaque responsabilité. Rassures-toi, moi non plus je ne me sens pas capable d’éliminer un terrien. Il doit y avoir d’autres solutions.
-- J’en vois deux, qui ne devrait faire qu’une. Cette catastrophe ne peut être que le résultat d’une réaction chimique dans un but d’expérimentation de défense sous-marine ou je ne sais quoi d’autre. Tu as raison, derrière ça, il y a un ou plusieurs scientifiques. Et puis, il y a la matière. Neutralisons l’un et l’autre. Qu’y avait-il exactement dans ce container ?
-- Tu sais, ça s’est passé tellement vite, et j’ai des réflexes tellement fulgurant que je n’ai pas moisi sur place. Ca m’a d’ailleurs sauvé la vie. Mais j’ai quand même eu le temps de voir sortir une sorte de boue grisâtre qui m’a coulé sur les pieds. C’était plutôt épais et collant.
-- Il y en avait beaucoup ? demande Jefferson. Le container était plein ?
-- Je ne pense pas. Juste le fond. Mais à vrai dire, j'ai pas bien vu, ça s’est tout de suite dilué ...
-- C’est important que l’on puisse évaluer le volume, dit Jefferson. Ca représenterait donc environ un à deux m3. Mais dis-moi, as-tu eu des difficultés à ouvrir la porte ?
-- Non, justement, je m'étais posé la question de l'étanchéité du container et j'en avait conclu qu'il ne l'était pas.
-- il devait y avoir un deuxième contenant avec une ouverture automatique, alors.

Rico est épaté par la déduction. Ce Jefferson n’est pas devenu Grand Sage par hasard, se dit-il.
-- Mais attends, ajoute Jefferson, j’y pense seulement, on fait peut-être fausse route. Est-on sûr qu'il n'y avait pas d'air ? As-tu vu des bulles ?
-- Mais oui, bien sûr. De belles petites bulles bleues. Je les ai compté. Il y en avait 3655 exactement ! S’emporte Rico. Si tu crois que j’ai eu le temps de faire des photos, tout est devenu blanc tout de suite, je te l’ai déjà dit.

Jefferson éclate d’un rire généreux, finalement communicatif puisque Rico lui emboîte le pas.
-- Bon, de toute façon, c'est secondaire par rapport à la réaction de cette faible quantité de saloperie ...

* * * * * * * * * *

L’amiral Bertrand est perplexe. Sur un tel programme, il faut croiser toutes les informations et surveiller tout le monde. Il s'entretient avec Samuel, son homme de confiance :
-- Dites-moi, Samuel, les travaux d’Henri sont correctement menés en parallèle avec ceux de Georges ?
-- Tout à fait, répond Samuel. Nous faisons des points réguliers sur les avancées réciproques. Ce qui m'a d'ailleurs permis de voir qu'ils étaient sur le point d'aboutir.
-- A votre avis, pourquoi n’ont-ils rien dit sur cette prochaine conclusion lors du dernier briefing ?
-- A vrai dire, je ne sais rien de précis, dit Samuel, mais je me doute qu'ils renâclent à engager la phase lézard, au nom de la préservation de l'espèce, si vous voyez ce que je veux dire.
-- Évidemment que je vois, ils s'imaginent peut-être pouvoir les étudier, les ausculter, les disséquer et ainsi apporter leur nom à la science. Mais le programme ne peut tenir compte de cela, vous le savez bien Samuel.
-- Bien sûr amiral, des hommes poissons, on ne peux pas mettre ça dans un rapport. Pourquoi pas des dragons, pendant qu’on y est ?
-- Samuel, il faut vraiment qu'on avance rapidement dans cette affaire.
-- Je vais faire le maximum, amiral ...

Gérard a pris une location au 26 rue Mougins, face à l’entrée de l’immeuble où habite Rico, le gardien de nuit du cercle naval. De là, il occupe un poste d’observation privilégié. Il a installé une webcam avec détecteur de mouvement et déclenchement d’alerte qui lui laisse le temps de vaquer à d’autres occupations lorsqu’il n’y a pas de passage. Mais il ne se fait guère d’illusion, Rico n’est pas tombé de la dernière pluie. Il a aussi activé son contact au cercle naval rue Mirabeau. En fait, c’est plutôt de là que peut venir la nouvelle. En cas d’alerte, il sait qu’il n’aura pas beaucoup de temps pour passer à l’action et porte en permanence sur lui cette fameuse seringue qui doit neutraliser l’homme sans laisser de trace.

Il rêvasse à la condition des ces étranges hommes poissons qu’il ne connaît pas si ce n’est au travers de Rico. Mais lui, rien ne le différenciait des humains. D’après l’enquête italienne, ils auraient une base en mer, en Méditerranée. Sont-ils encore en vie après cette expérience hors du commun ? Il le souhaite car après tout, il n’a rien à leur reprocher. C’est une espèce qui peut représenter un trésor pour l’humanité, pense t-il. Encore que ... finalement, personne ne sait qu’ils existent et eux-mêmes ne tiennent pas à le faire savoir. Donc c’est comme si rien n’existait ... Mais ça amuserait sûrement des scientifiques du genre d’Henri ou de Georges, se dit-il, c’est tout.

Des jours qu’il planque, et rien, aucune nouvelle.
Combien de temps tiendra t-il ?

* * * * * * * * * *

Jefferson et Rico ont décidé de laisser tomber le cas Gérard pour l’instant. Ce qui les intéresse, ce sont les scientifiques et la matière. Ils ont réussi à apprendre que le bateau qui a largué le container s’appelle le Tourville. C’est un bâtiment de la Marine Nationale spécialisé dans la lutte anti sous-marine.

Rico sait que le magazine interne de la Marine Cols bleus informe, entre autre, de la position des bâtiments. Le Tourville y est noté prochainement en escale à Djibouti. C'est loin mais il leur faut y aller. L’un des matelots, rencontré dans un bar, leur a fourni des indices précieux. Par exemple, que le chargement d’un container à Toulon a été supervisé par un amiral du nom de Bertrand. Il ne sait pas ce qu’est devenu ce container. Qu’importe, Rico, lui, le sait. Quelques temps plus tard, ils apprendront que cet amiral Bertrand est en poste à la préfecture maritime de Toulon, au service de liaison avec la défense des frontières. Ils décident de pousser les investigations à la préfecture même.

Mais quelle n’est pas leur surprise de découvrir, placardé à l’accueil, un organigramme complet agrémenté d’un trombinoscope des responsables, dans lequel la photo de l’amiral Bertrand figure en bonne place !

Jefferson et Rico sont estomaqués ! Le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont pas affaire à un service secret.

Jefferson observe qu’il n’y a pas de capitaine Gérard mais Rico objecte que c’est normal puisqu’il disait être basé à Brest. Ils décident d’attendre dehors, à bonne distance de l’entrée ...

* * * * * * * * * *

L’amiral Bertrand déguste un pavé de saumon à la taverne de Maître Komper. Un peu sec, pense t-il, ils ont encore changé de cuisinier. Où a-t-il été pêché ce saumon ? En haute mer ? Dans un bassin ?

L’amiral a toujours aimé le poisson. Même cru. Ça lui a d’ailleurs coûté très cher, il n’est pas prêt de l’oublier. Mais sa revanche n'est pas loin ...

Pour l’heure, outre le pavé de saumon, il savoure la tournure des évènements. Quand le hasard s’en mêle, tout de même, ça donne de drôles de choses. Ce fouineur de Gérard qui trouve un homme poisson ! Il faut le faire ! Quelle formidable opportunité ! Mais il a quand même eu très peur pour lui. Ce Georges allait-il trouver ce qu’il ne cherchait pas ?

En tout cas, l’homme poisson en est revenu et ça ne fait pas ses affaires, ça, même s’il est sûr qu’il a eu beaucoup de chance. Il faut maintenant modifier la molécule pour qu'elle supporte des pressions bien supérieures. Il faut qu’elle atteigne les profondeurs ... Mais Samuel est un homme efficace et il sait pouvoir compter sur lui.

Aie ! L’imbécile, il vient de se couper avec son couteau à poisson ...

* * * * * * * * * *

Jefferson est à la taverne de Maître Komper, à bonne distance de la table de l’amiral. Il ne le lâchera pas d’une semelle. Rico, lui, est resté dehors. Il craint d’être reconnu par l’amiral qui l’a sûrement vu en photo.

Ils l’ont attendu longtemps, bien après les horaires de fermeture de la préfecture, mais quand il est enfin apparu, ils l’ont tout de suite reconnu. Il vient de se faire servir un plat, mais Jefferson, lui, ne mangera pas. Pour rester disponible. On ne sait jamais.

Tout à coup, Jefferson se fige. Il n’en croit pas ses yeux. Sa stupéfaction est telle qu'il doute de ses sens. Et il y a de quoi : L’amiral est enveloppé d’un halo bleu ! Il s’est coupé et saigne bleu !
L’amiral est un Homme des profondeurs !

Rico, de l’extérieur, a vu aussi le halo bleu. Mais il pense qu’il s’agit de Jefferson. Qui a-t-il ? Quelque chose se passe mal ? Il entre, au secours de Jefferson. Lorsqu’il voit et qu’il comprend, c’est trop tard. L’amiral vient de croiser son regard et l’a reconnu aussitôt. Les deux hommes se regardent en chien de faïence un long moment.

L’amiral hésite sur l’attitude à adopter. Fuir ? il n’a guère de chance. Temporiser, pactiser, discuter, c’est ce qui lui vient à l’esprit. D’un geste, il invite Rico à s’asseoir à sa table. Tout en s’y rendant, Rico se dit que Jefferson n’est pas démasqué, lui. D’ailleurs, il semble encore sous le choc de ce qu’il vient de découvrir.

Lorsque Rico porte les yeux sur la coupure de sa main, l’amiral se rappelle soudain qu’un autre Homme des profondeurs voit du sang bleu ! Mais quel idiot je fais ! Maintenant, je suis découvert, se dit-il. C’est vraiment trop bête. C’est lui qui attaque :
-- Je suis content de voir que vous vous en êtes sorti.
-- Je ne vous crois pas une seconde, rétorque Rico.
-- Vous pouvez me croire. Nous sommes frères, tente l’amiral.
Rico s’interroge. Il ne sait pas, ne sait plus. Il ne pouvait s’attendre à un tel cas de figure.
-- Pourquoi moi ? Alors qu’un plongeur entraîné se serait acquitté de la tâche, demande Rico.
-- C’est très compliqué. J’ai besoin de temps pour vous expliquer cela, dit l’amiral.
-- Pourquoi le capitaine Gérard m’a-t-il fait miroiter de l’or ? demande encore Rico.
-- J’avoue que c’est une idée à moi, concède l’amiral. J’étais certain, et bien placé pour le penser, que vous auriez refusé si l’on vous avait dit la vérité.
-- J’ai été trompé et j’ai risqué ma peau, dit Rico.
-- Et du coup, vous voulez la mienne ? demande l’amiral.
-- Que proposez-vous ? questionne Rico.
-- Écoutez, vous devez être informé de tous les tenants de cette affaire, dit l’amiral. Pour cela, il faut un peu de temps. Je vous invite à me rejoindre à mon bureau à la préfecture demain matin. Ensuite, je vous ferai effectivement une proposition pour agrémenter votre vie de terrien. Après, vous ferez ce que vous voudrez.

Rico réfléchit. Il décide d’accepter la proposition de l’amiral.
-- Pouvez-vous me donner votre matricule ? dit Rico, pas celui de la Marine bien sûr, celui de La Méridéenne.
L’amiral se braque.
-- Pour quoi faire ? dit-il.
-- Pour me prouver votre bonne foi, tout simplement, dit Rico.
-- Soit, dit l’amiral. Je vous le note ...
-- Merci. A demain, dit Rico. Puis il se lève et sort sans accorder la moindre attention à un Jefferson toujours ébahi ...

Jefferson est décontenancé. Qu’ont-ils pu se dire ? Qu’a décidé Rico ? L’amiral quitte les lieux à son tour, Jefferson sur ses talons. Dehors, à bonne distance, Rico voit les deux hommes sortir. Il tente de se signaler à Jefferson. Voila, il l’a vu et lui fait signe de le rejoindre. Jefferson hésite à abandonner la filature. A contre cœur, il se décide à rallier Rico.

Henri a souhaité s’isoler avec Georges. Il l’a invité à déjeuner.
-- De toute façon, tu me dois bien ça, rigole Georges.
-- Ah oui ? Et pourquoi donc ? questionne Henri.
-- Je t’expliquerai. Mais ça dépend du restaurant où tu vas m’amener.
-- «Le Crevard», tu connais ? Rue Mougins. Il fait un ris de veau, je ne te dis pas, précise Henri.
-- Ca me va. Je te suis ...
Un peu plus tard, ils sont attablés, complètement seuls dans le restaurant.
-- J’aime bien ces restos que personne ne connaît, dit Henri.
-- Personne, tu exagères, pouffe Georges. Il y a toi. Et puis moi, maintenant ... quant à savoir si j’y reviendrai, faut voir.
-- Tu vas voir, Georges, tu vas voir. Ne soit pas négatif.

Henri remarque que le serveur venu s’enquérir lui est inconnu. Il lui demande si Daniel, le cuisinier, est en forme aujourd’hui. Le serveur dit qu’il ne connaît pas de Daniel, que le restaurant a changé d’exploitant la semaine dernière et qu’ils ne font pas de ris de veau. En revanche, ils ont du pavé de saumon à l’oseille.

Georges se tient les côtes ... il finit par dire qu’il aime bien aussi le saumon à l’oseille. Le calme revenu, Henri demande à Georges pourquoi il lui devrait un resto ?
-- Pour ma discrétion, répond Georges. Je t'ai écouté, je n'ai pas fait état de l'aboutissement de nos recherches.
-- C'est vrai, dit Henri. On se complète bien, non ? Comme moi tu as des scrupules à voir disparaitre des créatures exceptionnelles.
-- Bien sûr, avoua Georges. Brouiller jusqu'à 200 mètres de profondeur c'est une chose, jusqu'à 5000 mètres c'en est une autre car c'est la certitude de toucher tous les hommes poissons.
-- Ce qui me soucie le plus, c’est l’insistance de Bertrand pour que l’on passe dès maintenant à la phase Lézard. J'ai un peu de mal à comprendre son empressement.
-- Bah, on a les moyens de rétro-pédaler un maximum, non ?
-- Certes mais c'est quand même un peu tard, dit Henri. Puisque la
formule est prête ...

-- On continue à faire de la rétention et c'est tout, rétorqua Georges.

Mais ni l'un ni l'autre n'auraient pu, à cet instant, imaginer la suite ...

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Gérard tressaille. Un appel sur son portable. C’est l’amiral.
-- Alors, Gérard, vous avez pris racine ? Depuis combien de temps planquez-vous ?
-- Trois semaines, amiral, je désespère.
-- Vous pouvez Gérard, vous pouvez. Ça ne donnera rien. Changez de vie. J’ai une mission pour vous.
Gérard est surpris.
-- De quoi s’agit-il, amiral ?
-- Il s’agit d’ouvrir un container à 50 mètres de profondeur. Mais avec un équipement, ajoute l’amiral.
-- Vous êtes sérieux, amiral ?
-- Bien sûr. Est-ce que j’ai l’habitude de plaisanter, capitaine ?
-- Non, amiral. A vos ordres, Amiral !

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Fin de la 6ème partie
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Chapitre 7 : La revanche - 2