4 - L’enquête ligurienne

Il passe un doigt dans son col de chemise et tire pour aménager de l’espace, pour soulager cette impression d’étranglement. La sueur perle à grosses gouttes sur son front et lui coule derrière les oreilles. Monsieur Peretti semble bien mal en point. Il vient d’apprendre que l’or n’est jamais arrivé à Gènes !

Le caboteur a été retrouvé par 25 mètres de fond à proximité de l’île d’Isola Gallinara, vide ! Enfin, presque vide, le corps de Marco était dans la cabine. Mais l’or, lui, envolé !

Pour une catastrophe, c’était une catastrophe ! Monsieur Peretti ne s’expliquait pas comment ce caboteur, qui n’avait certes pas l’état du neuf, avait pu sombrer alors que le temps était calme. Car l’entreprise qui a renfloué l’épave est formelle : aucune trace de collision, aucune voie d’eau !

Le journal La Stampa a déjà titré «Mystère autour du naufrage d’un caboteur». Evidemment, les enquêteurs vont remonter jusqu’à la banque. Comment va-t-il faire face ? Aldo Peretti restera sur une position, il vient de le décider : il ne sait rien ! Après tout, Marco faisait ce qu’il voulait en privé. Oui, bien sûr, il savait qu’il faisait un peu de navigation côtière, et alors ? Mais au fond de lui, Aldo Peretti sait bien que ce sera plus compliqué que cela.

Surtout si les enquêteurs s’intéressent aux mouvements financiers récents de sa banque ...

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Sûr que c’était une affaire internationale. D’ailleurs, Riccardo avait tout de suite pris contact avec Interpol. C’est ainsi qu’il fut amené à s’interroger sur plusieurs éléments qui, à priori, n’avaient pas de rapport entre eux. Mais trop de faits troublants, sans explications, ne pouvaient que titiller sa curiosité naturelle.

Ainsi, ce cargo russe, le Neptune, disparu mystérieusement au sud de la Corse. Et cette agence d’import-export de Marseille qui missionne une société d’exploration en mer. Et cette société française, l’Otremer, qui, sans en référer aux autorités, engage cette exploration, par moins 3000 mètres, à l’endroit où ce cargo a coulé ! Et ce caboteur bizarrement coulé lui aussi près de l’île d’Isola Gallinara, avec son pilote noyé à l’intérieur. Et ce banquier véreux qui fait l’innocent mais qui ne peut expliquer un mouvement de fond important vers une banque française. Mais Riccardo est le meilleur. C’est pour ça qu’on lui a confié cette affaire. Alors, comme tout semble tourner autour de la mer et de la côte, il décide de mettre tous ses collaborateurs sur les affaires maritimes avec pour objectif de recenser tous les faits divers de moins de un an.

Mais comment trier toutes ces informations ? Pourtant, d’emblée certaines l’intriguent plus que d'autres. Comme celle-là :
- Dans le port de Toulon, un voilier étonnamment coulé par une concentration de requins.
Et celle-là :
- Un raz de marée exceptionnel, très localisé, près du Lavandou, en France, avait fait deux disparus.
Les vols de bateaux aussi l’intéressent. Et comme il a raison :
- Le caboteur qui a sombré a été volé à Toulon.
- Le petit bateau retrouvé à coté du cargo par l’Otremer, a été volé également, mais à Marseille celui-là.

Mais quel lien établir ensuite entre un raz de marée inexpliqué et un vol de caboteur ? Il n’en a aucune idée, mais le seul fait qu’il y ait du mystère lui fait penser qu’il y a un lien. Car, aucun doute, cette affaire est mystérieuse, très mystérieuse, même !

Et puis surtout, il y a ça aussi :
- Des phénomènes plus qu’étranges au bar du Mistral à Toulon. Des hommes semblent apparaître surgis de nulle part et ensuite s’évanouir, comme évaporés. De nombreux témoins l’ont confirmé.
Riccardo avait éclaté de rire : Des témoignages de clients de bar qui sentaient le rhum ! Pourtant, dans leurs conclusions, les enquêteurs français avaient signalé que trop de témoignages concordaient pour qu’on puisse évacuer cette question qui, pour autant, ne laissait entrevoir aucune explication rationnelle.

Depuis plusieurs semaines, Riccardo remuait la multitude d’éléments qu’il avait collectée. Il recoupait, ou tentait de recouper certains faits, sans résultat notable.

Il avait réussi à apprendre des services de renseignement russe que le cargo était parti de Copenhague avec un chargement de blé. Mais il n’en croyait pas un mot. D’habitude, le blé circule plutôt dans l’autre sens, pensait-il. Dans cette affaire, il notait qu’outre l’équipage du cargo, sans doute dévoré par les requins, trois disparus attiraient l’attention : Les deux résidents de l’hôtel de Cavalière, enlevés par le raz de marée, que la mer n’avait pas rendus et le compère de Ted Fleck de l’agence import-export de Marseille, évaporé dans la nature.

S’il n’avait pas l’identité des deux premiers, le troisième, au moins, avait un nom : Jefferson Trumann. Une adresse aussi : il habitait une villa sur les hauteurs de Bandol. Mais il dû vite déchanter. Jefferson Trumann n’avait pas d’existence légale à l’état civil et ses voisins ne purent fournir aucun renseignement exploitable, sinon qu’il avait de nombreuses absences prolongées.

Pour la première fois de sa vie, Riccardo patinait sérieusement. Lorsqu’il croyait faire un pas, il reculait aussitôt de deux. Sur le papier seulement. Car dans sa tête, une idée avait pris corps depuis un moment. En effet, Riccardo avait quasiment acquis la conviction que le nœud de l’affaire était en mer. Dans les profondeurs ! Des hommes poissons ? Il avait lu ces mots dans le rapport des enquêteurs du bar du Mistral. Cela avait été évoqué publiquement par un client qui aurait détaillé leurs particularités, et là aussi, les témoignages concordaient suffisamment pour qu’on retienne le fait. Il y était dit qu’ils pouvaient se rendre invisibles dans des conditions particulières.

Mais bien entendu, personne ne pouvait croire un truc pareil ! Un peu plus tard, un collaborateur de Riccardo demanda à le rencontrer pour lui livrer les résultats de ses investigations.
- Le bateau coulé par des requins à Toulon l’a été par un genre de requin particulier : des requins-marteaux !
- Peu avant cet évènement, le musée océanographique de Monaco s’était enrichi d’une nouvelle recrue : un requin-marteau !
- Mieux, un garde se souvient d’un fait très étrange : la personne ayant livré le requin s’est comme volatilisé au dessus de l’aquarium pendant près d’une demie heure, lors de la mise en bassin ! Le musée ne sait pas qui est cet homme. Il dit avoir traité avec une entreprise monégasque qui n’existe plus aujourd’hui.

Tiens, tiens ! Si sur le papier, il n’était guère avancé car toujours dans l’irrationnel, Riccardo ne pouvait s'empêcher de recouper cela avec les témoignages du bar du Mistral ! Et ça venait grandement conforter sa conviction. Plus que grandement, même ! Car aucune explication rationnelle ne tient pour expliquer l’inexplicable !

Le gars de l’Otremer, le chef d’opération, comme ils le nomment, dit qu’il est d’abord un technicien passionné par les défis. Récupérer la cargaison d’un cargo par moins 3000 mètres, c’est pas tous les jours qu’on a ce type de demande. Le contenu de la cargaison ? Faut comprendre, pour nous c’est secondaire. Faut déjà descendre, repérer l’épave, s’approcher, évaluer si on peut intervenir avec le GROB pour découper, etc. En plus, on profite de l’opportunité pour poursuivre nos études sur les pressions, sur le fond marin, sur la faune et la flore sous marine. Ca permet d’abaisser le prix de l’intervention pour le demandeur.

Nos clients ? C’était une agence d’import-export qui affrète des navires pour ses transports de marchandise. En l’occurrence, des métaux précieux avaient-ils dit. Deux types, inquiets, mais c’est normal, non ? Mais ils ont vraiment été secoués quand on s’est aperçu que la cale était vide. Un des deux, surtout. Il est resté hébété pendant je ne sais combien de temps. Je leur ai dit qu’ils avaient été pillés en surface car évidemment, à 3000 mètres, c’était impossible. Pourtant, le plus affecté, il s’appelait Jefferson, je crois, semblait être sûr du contraire. Enfin je veux dire, sûr qu’ils n’avaient pas été pillés en surface. J’ai trouvé ça bizarre car pour moi, la question ne se posait pas.

On a trouvé aussi un petit voilier, pas loin de l’épave du cargo et Alain, le gars du labo, nous a dit qu’il avait coulé en même temps que le cargo. Mais tout cela, je l’ai déjà raconté vingt fois à vos collègues !

Riccardo remercie l’homme. Il remercie toujours. Trop, quelques fois. Ce Jefferson, comme il aurait aimé l’entendre ! Mais voilà, il n’était pas réapparu à l’agence et la traque avait été lancée. Mais quelque chose lui disait qu’elle serait vaine.

A ce stade, Riccardo était prêt à jouer sa tête là-dessus : le cargo avait effectivement été pillé ... dans le fond ! Quant à la nature de sa cargaison, ça ne pouvait être que de l’or !

Maintenant, il est sûr de sa conclusion : l’explication n’est pas «terrienne». Elle est en mer, en profondeur ! Le plus dur pour Riccardo, c’était de ne pouvoir partager ses convictions. Il n’a pas vraiment envie qu’on le mette en retraite anticipée pour folie ou déchéance mentale. Pour lui, les choses s’étaient passées ainsi : un cargo chargé d’or a volontairement été coulé. Pour que l’or puisse être récupéré ... dans le fond ! Il l’a été, mais sans doute pas comme prévu car l’or a dû se retrouver en surface, sur un caboteur se dirigeant probablement vers Gènes.

Il n’en a pas la preuve mais Riccardo est sûr que la banque d’Aldo Peretti est mouillée jusqu’au cou. Cependant, le caboteur a été coulé, dans des conditions plus que mystérieuses. Il est probable que l’or s’y trouvait. Et c’est là où Riccardo cautionne l’irrationnel car pour lui, il n’y a pas de doute que l’or s'en est retourné ... au fond ! Car, que ce soit pour le cargo ou pour le caboteur, aucun bateau, aucun mouvement suspect, aucun élément ne permet de penser que l’or serait parti ailleurs.

Sur le papier, il va s’avouer impuissant, vaincu ! Lui, le crack, le champion, le Derrick, le Colombo, il va décevoir. Mais dans sa tête, il est sûr d’avoir trouvé ... enfin presque.

EPILOGUE PREMIER

Ted, dans son bureau, se désespère des absences répétées de ce bon à rien de Jefferson. Car lui, il se débat nuit et jour dans l’affaire du Neptune avec l’Otremer, les gens de l’île Maurice et les indicateurs de tous poils. Mais il n’arrivera à rien. D’ailleurs il le sait. Mais le terrien est comme ça. C’est conforme à son instinct de survie.

Dans le bureau d’à coté, Jefferson rêvasse. Une nouvelle fois, il se repasse le film. Il a dû user de beaucoup de persuasion pour convaincre qu’il fallait convoyer l’or par la mer. Mais il y est arrivé. C’était prévu que le cargo soit coulé. Par Lui ! Mais pas à cet endroit, par un autre ! La surprise de sa vie, c’est lorsqu’il a constaté, avec l’Otremer et Ted, qu’il était vide, à 3500 mètres de profondeur. Car il savait, lui, qu’il n’avait pas été pillé en surface ! Mais Jefferson est satisfait. Très satisfait même. Il a gagné sur toute la ligne. Ça n’a pas été facile, mais il s’est bien battu, notamment lorsque tout semblait perdu quand Jean et Rico ont dérobé l’or. Mais il a été le plus fort. Car cet or, il l’a récupéré ! Maintenant il va s’en aller. Définitivement. Mais il doit le dire à Ted. C’est la moindre des choses. Après, il s’en ira assumer la grande mission qu’il s’est construite. Celle pour laquelle il a tant œuvré. Et il est fier de son parcours. De son parcours de méridéen. C’est normal, ce n’est pas tout le monde qui devient le nouveau Grand Sage de La Méridéenne !

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Fin de la 4ème partie
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Chapitre 5 : L'eau blanche